samedi 11 septembre 2010

Les Tirages limités du Mercure de France



Le titre, ici, est un peu trompeur, c'est à un voyage dans le temps, celui de son adolescence, que nous convie Chaffiol-Debillemont. On y voit le bibliophile sortir de ses rayons les volumes qui l'ont marqués, le lecteur se remémorer de gouteuses découvertes. Plus qu'un article sur les tirages limité du Mercure de France, cette chronique est une promenade dans le catalogue de la maison au Caducée. A sa lecture d'autres titres nous viennent à l'esprit, d'autres auteurs aussi, que nous recherchons bien vite dans nos propres rayons....

Bibliophilie

Les Tirages limités du Mercure de France


A l'aube de ce siècle, les jeunes gens qui, comme moi, rêvaient de fortune littéraire, considéraient les éditions du Mercure de France sous de prestigieuses couleurs. Pour ma part le caducée en filigrane et le chapeau ailé du messager des dieux chatouillaient agréablement mes désirs. Un écrivain imprimé sous cette couverture avait droit à mes respectueux égards et, ma foi, j'ai rarement été trompé sur la qualité de la marchandise. Aussi, je me suis attaché à collectionner les volumes tirés à petit nombre (aux dépens des auteurs sans doute), fragiles assises de la Maison qui, grâce à l'habile sagesse de son Directeur, triompha des embûches du temps.

Dernièrement, je me suis amusé à réunir sous ma main ces petits livres dont le papier est un peu fané et à feuilleter le répertoire de mes enthousiasmes juvéniles et de mes joies défuntes. De charmants fantômes rôdent autour de moi : ils parlent une langue déjà archaïque, mais leurs accents m'ont autrefois si délicieusement blessé.

L'encens qui s'évapore de ces pages évanescentes m'invite à la mélancolie.

Afin d'en mieux respirer l'odeur d'automne, consultons de conserve le catalogue couleur saumon attaché aux in-8° à 3fr. 50, comme une barque que traîne le vaisseau qui prend la haute mer.

A cette époque heureuse de 1893 à 1900, le Mercure de France a été le domaine bien ordonné où les petites revues et maisons d'art, en fin de saison, jetaient leurs meilleures graines. Des botanistes distingués et plus autorisés que moi, qui ne suis qu'un modeste amateur de jardins, ont décrit les moments de cette floraisons en terre chaude.

Si le Mercure de France n'avait été qu'une charmille de symbolistes, il se serait vite dépouillé pour ne plus reverdir, subissant le sort de toutes les publications fermées et éphémères. Mais en accueillant les essences nouvelles, il a su composer un parc imposant que respecte la colère du ciel. Reconnaissons, dans le même ordre d'idées que la revue Les Marges ou règne le pur amour des lettres, ne fut jamais, malgré les difficultés de l'heure, mise en jachères parce qu'on y peut semer en toute indépendance sur un sol avec art labouré.

Des maisons d'éditions, telles que la Librairie de l'Art indépendant, Vanier, la Bibliothèque artistique et littéraire, des revues telles que la Conque, la Vogue, la Plume, l'Ermitage, affluait vers l'étroite rue de l'Échaudé-St-Germain une cohorte de poètes et d'essayistes qui se ressemblaient par le front de rêveur, le teint un peu pâle, et le sourire souffrant. Naturellement ils s'empressèrent d'inoculer à la littérature leur maladie de langueur qui aurait pu lui être fatale si le naturisme ne l'avait sortie de cette position désespérée. C'est curieux comme on s'en allait prématurément du cœur et de la poitrine dans cette génération. Le feu mortel qui consumait cette jeunesse a déterminé leurs poèmes fluides où passent des figures voilées et leurs proses subtiles pour initiés. Mais je vous le répète, j'ai raffolé de ce genre distingué, car j'étais à l'âge où l'on comprend tous les mots, même les plus abscons.

Je pourrais encore m'étendre sur l'utilité de ce mouvement des idées et des sentiments qu'illustrait l'impressionnisme et qu'orchestrait le debussyme. Les précieux du futur hôtel de la rue de Condé ont été d'excellents serviteurs des lettres. Ils ont affiné nos sens par leurs symphonies en gris et nous ont conduits dans des pays lointains aux lumières diffuses. Certes si on les avait laissé faire ils nous auraient plongés dans l'obscurité. Ceux qui ont présidé aux destinées du Mercure ont compris le danger. Etudiez l'évolution de Rémy (sic) de Gourmont et vous suivrez la courbe harmonieuse de cette revue.

Nous commencerons notre exploration bibliophilique par un petit opuscule de l'un des fondateurs, Louis Denise « La merveilleuse doxologie du lapidaire (1893, qq ex. sur divers papiers de couleur) est un singulier ouvrage où l'alchimiste le dispute au théologien. Un des Esseintes, en marche vers la mystique religieuse, en eut savouré la lecture. Maintenant, soulevons un plus lourd recueil : les œuvres posthumes de G. Albert Aurier (1893). Cet écrivain qui avait publié chez Savine un truculent roman Vieux puis il était mort dans sa 25e année sans avoir donné toute sa mesure. Remy de Gourmont parla au seuil de ce monument en papier avec une émotion contenue, et un chœur d'artistes de choix, tels que Vincent van Gogh, Eugène Carrière, Emile Bernard, Henry de Groux, apportèrent leurs offrandes. Albert Aurier, méritait cet hommage ; il fut un esthéticien aux vues sagaces, et ses écrits sont injustement méconnus.

Rémy (sic) de Gourmont (ce nom reviendra souvent sous ma plume, car il fut la flamme vive de ce foyer intellectuel) qui, en ce temps, excursionnerait dans le moyen âge, publiait le Latin Mystique (1892, 220 ex.) avec miniatures de Filiger, et, coup sur coup, les Litanies de la Rose, le Fantôme, le Château Singulier, Fleurs de Jadis, qui formèrent plus tard le Pèlerin du Silence (1896). Après avoir vagabondé, sans dommage, dans des sentiers aux traîtresses ornières, il reprit la grand'route d'un pas alerte.

Paul Fort, tout frais échappé de la boutique de l'Art Indépendant, rue de la Chaussée-d'Antin, où les poètes et les spirites faisaient bon ménage, inaugurait au Mercure sa série de ballades. « Il y a des cris » commence par cette déclaration : « Je fuis le monde qui me dirait Popaul » et nous ne trouvions pas cela si ridicule.

La Chambre blanche (1895, 263 ex.) que préfaça Marcel Schwob sauvera peut-être plus efficacement la mémoire d'Henry Bataille que sa Marche nuptiale. Je soumets cette énigme au sphinx qui interroge les ombres. Parallèlement, Francis Jammes qui, à Orthez, partageait ses loisirs entre la prière et l'évocation des jeunes filles anciennes (nues de préférence), publiait Un Jour (1896, 319 ex.) recueil en simple robe des champs.

Néanmoins ces plaquettes revêtaient des habits plus luxueux et d'une coupe originale. Elles sortaient généralement des presses de Charles Renaudie (rue de Seine) lequel fut un artiste dans son genre. Ubu Roi reste une de ses meilleures réussites. J'ai sous les yeux imprimés par ce petit maître, un charmant opuscule, les Poésies de Sapho (1895, 275 ex.), qu'André Lebey avait traduites en entier (ce n'est pas très long), puis les Lettres rustiques de Claudius Aelianus Prenestin (1895, 373 ex.) petit jeu de latiniste où s'exerça Pierre Quillard, le Trèfle Noir d'Henri de Régnier (1895), les Contes pour lire à la chandelle (1897) de Jean Lorrain, l'Etoile Rouge de Paul Leclercq (1898), une réimpression de Gaspard de la Nuit (1895), que je préfère à d'autres parce qu'elle ne déforme pas les poches, et enfin, sous une couverture imitant le papier peint (pourquoi ?), les Cydalises de Gérad de Nerval (1897, 300 ex.), agrémentées d'un masque de Vallotton qui fut avant Rouveyre, mais sans malice, le portraitiste officiel de la Maison.

Les illustrateurs attitrés pour ces éditions à tirage limité, outre de Groux et Filiger déjà nommés, s'appelaient Paul Ranson qui orna les 57 lettres initiales des versets du Livre de la Naissance, de la Vie et de la Mort de la Bienheureuse Marie (1895, 550 ex.), de A.-F. Herold; Félicien Rops et Etiennes Moranes, attachés aux œuvres de l'excellent romancier Eugène Demolder (mais lisez donc la Route d'émeraude), tel que la Légende d'Yperdamme et le Royaume authentique du Grand Saint Nicolas ; Maurice Delcout élu par Marcel Schwob pour la Croisade des Enfants, et par Jean de Tinan pour Erythrée (non, ce n'est pas d'actualité) ; enfin Auguste Donnay, Rassenfosse, K.-X. Roussel, Henri Meran, accompagnèrent les élucubrations de plusieurs amateurs honorables. Si l'on avait besoin de musique gaie on s'adressait à Claude Terrasse, et de musique triste à Gabriel Fabre qui laissa un album de Sonatines sentimentales pour les jours où l'on cafarde.

Je vous ai déjà dit que le Mercure de France ne se dérobait devant aucun combat. Il accueillit son plus ardent adversaire, le groupe des naturistes qui ne voulait pas que la littérature échouât dans la brume sur des récifs où les sirènes modulent des chants nostalgiques. Le manifeste de Maurice Le Blond, Essai sur le Naturisme, figure sur le catalogue saumon, ainsi que les deux premiers ouvrages d'Eugène Montfort, Chair et Sylvie ou les émois passionnés, essais d'une sensualité pleine de grâce. Et il faut citer encore l'Hiver en Méditation de Saint-Georges de Bouhélier (1) et les poèmes d'Albert Fleury.

D'autre part, Sébastien-Charles Leconte, dernier écho sonore de Leconte de Lisle, publiait, au Mercure, le Bouclier d'Arès, les Bijoux de Marguerite, l'Esprit qui passe, solides poèmes sur papier fort et sous couverture rouge, tandis que Lionel des Rieux accordait sur sa lyre ionienne les Amours de Lysistrès et le Choeur des Muses. Quant au peintre Léonce de Joncières, il mettait la Grèce en sonnets pour sculpter ses statuettes de Tanagra (la voilà bien l'union révèe des arts).

Dans la maison du Caducée soufflait un esprit libre qui ne s'embarrassait pas de morale. Alfred Douglas, beau comme l'antique à en juger par son portrait en héliogravure, était aussi chérie des Muses. Ses poèmes (texte anglais et traduction française) s'efforcent de rivaliser avec ceux d'Oscar Wilde. Maintenant voici André Gide dont les mœurs absurdes ne me furent révélées que sur le tard. Encore une désillusion après tant d'autres. Mais la personnalité d'un auteur ne détruit pas la qualité de mes plaisirs spirituels. Les lettres à Angèle (1900, 300 ex.) font toujours mes délices. Rassurez-vous on n'y traite que de critique sur le mode aigu. La première de ces épîtres (parues à l'Ermitage) est consacrée à un livre irritant et attachant d'Eugène Rouart, la Villa sans maître (1898). Il s'apparente à l'Immoraliste qu'il précédé : il produisit un grand retentissement dans mon âme candide d'adolescent. Si le hasard vous le fait découvrir, lisez-le sans crainte : c'est un roman triste et fiévreux.

A simple titre de curiosité, je vous signale, pour bien rester dans l'époque, Virginité fin de siècle (1895), de Charles Froment, pièce représentée en juin 1894 sur le théâtre de la Rive Gauche. Laurent Tailhade, dans un avant-dire, explique et approuve les hardiesses de l'auteur. A la dernière scène on y cravache Adèle, la mauvaise vierge, pour du même coup « marquer la face horrible, vile et sournoise de la bourgeoise ». Pauvre bourgeoisie, l'aura-t-on assez souffletée depuis les temps du romantisme jusqu'à nos sombres jours où sévit une fiscalité outrageante. Ces derniers coups abattront-ils enfin la gueuse qui enfanta Laurent Tailhade, le dramaturge Charles Froment peut-être, et quelques-uns d'entre nous sans doute ?

Fondé par quelques poètes impécunieux (il n'appartient qu'aux chimériques de se lancer dans ces sortes d'aventures) le Mercure de France ne manqua pas d'ouvrir ses portes aux poètes dont quelques-uns sont devenus célèbres, comme chacun sait. Je n'ai pas l'intention de répéter un catalogue à la portée de tous ; je veux simplement énumérer les oeuvres hors cadre, susceptibles d'exciter votre curiosité.

Tristan Klingsor, trouvère ingénu, peintre et musicien, y débuta avec Fille Fleurs et Squelettes fleuris. Connaissez-vous de lui Shéhérazade et le Livre d'esquisses ? Ne négligez pas ce Merlin l'enchanteur. Adrien Mithouard, fondateur de l'Occident dont les éditions sont recherchées (excellente typographie, composition soignée, beau papier et auteurs choisis) publia au Mercure, les Impossibles Noces (1896) et le Pauvre Pécheur (1899). Ces poèmes me rappellent des fresques de Puvis de chavannes. André Lebey aux prolixes effusions donna le Cahier rose et noir, les Chansons grises qui sont de fort élégantes plaquettes. Lucien Legouis, correct sonnettiste fit imprimer les Sept branches du Candélabres, et la Porte de Corne et d'Ivoire. Suarès passa au Mercure où parut un livre introuvable, Airs. Albert Brandenbourg, plus connu comme romancier sous le nom d'Albert Erlande confia à la postérité ses Odes et Poèmes et sa Chansons des Heurs. Jean d'Hoc dédia à Mlle Sapho W., danseuse et courtisane, son Aventure sentimentale (1899) d'où s'élèvent vers cette jeune personne, que je soupçonne voluptueuse et cruelle, de brûlantes incantations. Henri Aimé, avec les Fragments de la vie radieuse (1901, eau forte de Prouvé), Paul Briquel, avec les Joies humaines, René d'Avril avec Procession dans l'âme représentent l'école poétique de Nancy. Le souvenir d'Emile Besnus est bien évanoui. Maurice Pottecher gréa pieusement un Navire d'Isis (1899, 300 ex.), où sont embarqués les vers et les proses de cet inquiet. Dans quelle rade a-t-il échoué ?

Et pour terminer cette promenade sous les cyprès, permettez-moi de ressuscitées le visage de deux poétesses qui ont effeuillé des poésies tendrement parfumées. Elsa Koe berlé se cacha d'abords sous le pseudonyme de Sybil O'Santry quand elle nous tendit sa Guirlande des jours (1902) dédiées à Remy de Gourmont. Puis vinrent les Accords (1906), précédés d'un dessin d'Espagnat, Décors et Chants (1909), avec un frontispice de Maurice Denis, enfin une mince plaquette Des Jours (1910). Accueillez ces chants frêles, si vous voulez bien vous fier à mon sentiment. L'autre poétesse, Jean Dominique, possède un talent délicat qui fleurit comme un chardon bleu au pays des dunes. L'Ombres des Roses (ce titre a toutes mes sympathies) fut son premier essai. Puis le Mercure de France publia la Gaule blanche (1903), l'Aile mouillée (1909), le Puit d'Azur (1912) où des rêves, à voix basse, se déroulent mélodieusement.

Ma tâche sur cette terre n'aura pas été vaine si dans cette esquisse, que des érudits aux longs loisirs pourront perfectionner j'ai éveillé en votre esprit le goût de la poésie. Un beau vers perdu et retrouvé, quelle pierre précieuse au collier des heurs !

La bibliophilie me fait parfois l'efet d'un étrange consevateur de cimetière qui non seulement tient avec soin le registre des oubliés, mais s'en va, avec une lanterne sourde, par les allées jonchées de fueilles mortes pour reconnaître les tombes abandonnées.

F. Chaffiol-Debillemont

(1) Et ces précieux petits volumes : La résurrection des Dieux, La Vie Héroïque des aventuriers, des rois, des poètes et des artisans.

Les Marges, n° 224, 10 janvier 1936.










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